ESSAI SUR L’ŒUVRE TISSÉ DE JEAN LURÇAT
GENÈSE D´UNE TAPISSERIE
SUGGESTIONS POUR UNE MEILLEURE IDENTIFICATION
Par Madame Anne Sauvonnet-Salaün et Monsieur Jean Sauvonnet
ESSAI SUR L’ŒUVRE TISSÉ DE JEAN LURÇAT GENÈSE D ́UNE TAPISSERIE SUGGESTIONS POUR UNE MEILLEURE IDENTIFICATION
Les manifestations concernant le centenaire de la naissance de Jean
Lurçat1
Les manifestations concernant le centenaire de la naissance de Jean Lurçat1 et nos attaches personnelles à la ville d’Angers nous ont amenés à faire des recherches approfondies concernant plus particulièrement l’œuvre tissé de cet artiste. La consultation des archives Lurçat à Angers, des archives Tabard, Goubely, Picaud2 et les différentes thèses3 que nous avons eues en main nous ont permis d’établir une liste que nous complétons au fur et à mesure de nos découvertes. Le nombre impressionnant des tapisseries de Lurçat (vraisemblablement 2 000 cartons ayant donné lieu à plus de 7 000 tapisseries) nous a fait toucher du doigt la complexité d’identifier tout d’abord celles que nous avons vues personnellement, surtout en Allemagne ou en France, et celles qui sont maintenant mises aux enchères.
Datées de 1943, les deux versions de Liberté (Goubely 1943, Picaud 1952), qui sont loin d’être identiques, nous ont interpellés et ont fait l’objet d’une comparaison personnelle4. Ceci nous a incités à nous pencher plus attentivement sur la manière de travailler de Lurçat (cartons gouachés et numérotés aux couleurs choisies par lui), sur l’aide que lui ont apportée ses assistants, sur l’exécution des tapisseries par les différents lissiers (matricule = numérotage des tapisseries avec parfois un nouveau nº de carton si celui-ci est donné à un autre lissier tout en gardant le même nom initial de tapisserie), sur la participation des galeries, sur les nombreuses expositions et sur l’engagement personnel de Lurçat lors de conférences faites en France et à l’étranger.
1 - Édition du Centenaire : Jean Lurçat 1892-1966, Galerie Inard; Édition-Arts graphiques et Publicité.1er trimestre 1992 ; « Dialogue avec Lurçat », Les Cahiers de l´ODAC de la Manche, nº 19, 3e trimestre 1992.
2 - Archives Lurçat au musée des Beaux-Arts à Angers (Maine-et-Loire) ; Archives Tabard aux Archives départementales de la Creuse ; Archives Goubely au musée Dom Robert/Abbaye-école de Sorèze (Tarn) ; Archives Picaud grâce à François Picaud.
3 - Delphine Quéreux, Les Tabard, fabricants de tapisserie à Aubusson de 1869 à 1983, thèse diplôme d’archiviste-paléographe, Paris, École nationale des chartes, 1994 ; Odile Contamin, NouLa tapisserie contemporaine en France dans les années soixante, thèse de doctorat en histoire de l’art, Toulouse 2, 1998 ; Nathalie Fontes, La manufacture Pinton et l’art du vingtième siècle : le désir d’innover dans la tradition, thèse de doctorat en histoire de l’art, Toulouse 2, 2006.
4 - Anne Sauvonnet-Salaün, « Jean Lurçat : À propos de Liberté », Mémoires de la Société des sciences naturelles, archéologiques et historiques de la Creuse, t. 61, 2015/2016, p. 333-342.
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Jean Lurçat (1892-1966) était un peintre renommé, très connu aux États-Unis, avant de se consacrer corps et âme, à partir des années 1930, à la tapisserie. Très préoccupé par cet art, il avait fait tout d’abord ses premières armes avec des œuvres au canevas que sa mère, puis sa première femme, Marthe Hennebert, avaient réalisées. Mais ces canevas – et les essais de tapis ou tapisseries avec Marie Cuttoli – étaient loin de satisfaire notre artiste exigeant.
En même temps, un esprit de renouveau germait imperceptiblement à Aubusson puisque, en 1932, François Tabard, chef d’un atelier familial ancré depuis des générations à Aubusson, écrivait :
Il est évident que cette vieille industrie française ne peut continuer à vivre en s’acharnant à rééditer à l’infini les compositions des siècles passés. Elle a le devoir et aussi l’obligation de suivre le mouvement moderne qui, incontestablement, marque notre époque.
Depuis plusieurs années déjà, tous ceux qui ont vraiment le souci de l’avenir de notre industrie se sont préoccupés de cette question et de sérieux efforts ont été faits en ce sens.
Dès son arrivée à Aubusson, M. Marius Martin, directeur de l’École nationale d’art décoratif d’Aubusson, comprit qu’il fallait donner à l’industrie une orientation moderne : il y employa toute son activité et sous sa direction, l’école d’Aubusson est devenue non seulement un centre d’éducation où sont formés à la compréhension du goût moderne des élèves tapissiers et dessinateurs, mais aussi un centre de démonstration où ont été réalisées (et cela avec des moyens pécuniaires précaires) les premières tapisseries modernes.
[…] Depuis, cet effort de réalisation a été continué à l’école d’Aubusson et son directeur actuel, M. Élie Maingonnat, poursuit avec compétence l’œuvre de M. Martin.[…] Tel est son rôle. Elle le remplira dans l’avenir comme elle l’a rempli dans le passé en s’adaptant aux tendances, aux préoccupations et aux goûts de notre époque5.
Dans le chapitre « Jean Lurçat et Aubusson : la grandeur retrouvée de la tapisserie française», Catherine Giraudretrace avec beaucoup de détails le parcours de Lurçat arrivant à Aubusson et le rôle qu’Élie Maingonnat, alors directeur de l’École nationale d’art décoratif d’Aubusson (ENAD), a joué pour lui6.
En 1937, ou plus exactement en 1938 selon les sources, Jean Lurçat avait découvert avec son ami américain Catesby Jones7 les restes de l’immense
5 - François Tabard, L’orientation moderne de la Tapisserie, pièce annexe lxiii dans la thèse de Delphine Quéreux, op. cit.
6 - Au seul bruit du soleil, Paris, Galerie des Gobelins, Silvana Editoriale Spa, avril 2016, p. 153-165. 7 - En 1927, T. Catesby Jones (avocat new yorkais, né en 1880 en Virginie) a acheté plusieurs œuvres de Lurçat (dessins, peintures) à la galerie Jeanne Bucher (boulevard Montparnasse). Avec sa femme, il rendit visite à Jean Lurçat dans son atelier. De cette rencontre devait naître une solide amitié et, lors de ses séjours en Amérique, Lurçat était reçu chez les Catesby Jones à New York. Catesby Jones est mort en 1946 et sa « collection Lurçat » a été léguée au Virginia Museum qui en fit une exposition du 28 février au 4 avril 1948 (d´après documents en anglais envoyés par Suzanne Freeman du Virginia Museum of Fine Arts à Richmond le 14 juillet 2008).
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tenture de L’Apocalypse de Nicolas Bataille8 (xive siècle) qui se trouvaient à cette époque soit dans l’ancien évêché de la cathédrale (musée de la Tapisserie), soit à l’intérieur de la cathédrale d’Angers puisque quelques tapisseries y étaient présentées tous les étés :
Ce ne fut qu’en 1937 que je rencontrai la tenture, ou plus exactement les fragments exposés, à Angers, de la tenture de l’Apocalypse. Ce fut avec mes amis CATESBY-JONES, de New York, grands amis de la culture française. [...] Notre enthousiasme dépassa les limites du dire. [...] Ce qui nous échauffait le plus, mes amis et moi, ce fut précisément l’extraordinaire puissance lyrique de cette œuvre et cette économie des moyens dont, jusqu’ici, je les avais maintes fois entretenus devant mes travaux de lisse. S’il y avait besoin de preuve, nous la tenions. Et quelle preuve9 !
À partir de cette date, Lurçat a mis toute son énergie pour redonner éclat à la tapisserie. Il a donc insisté pour que les lissiers qui travaillaient pour lui, reviennent à la technique des xive et xve siècles avec le « gros point » et une palette de couleurs réduite – technique que Marius Martin, Élie Maingonnat et d’autres n’avaient pas réussi à imposer :
Désormais, je veux partir des laines et non plus de mes tubes de gouache. Et j’ai demandé à Tabard de me montrer les laines dont on se servait chez lui depuis des siècles. On s’est mis à fouiller les liasses, les archives, les écheveaux, il y en avait des quantités. J’ai fini par trouver, dans la masse, certaines laines dont l’éclat me satisfaisait – ce que, dans le langage technique, on appelle le feu10.
Lurçat a choisi la gamme de couleurs suivante et a exigé que les lissiers, qui tissaient ses tapisseries, aient à leur disposition le même chapelet de couleurs que lui, ce qui évitait toute improvisation. Il les avait numérotées comme suit11 : jaune : 1 à 6
gris : 7 à 11
ocre : 12 à 17
rouge : 30 à 34 ; 93, 94, R et RF (rouge foncé)
vert : 40 à 44
bleu : 50 à 54
bois : 80 à 85
blanc : B
noir : N
8 - La tenture de l’Apocalypse a été tissée (1377-1381) à la demande de Louis 1er, duc d´Anjou et frère de Charles V, dans l’atelier de Nicolas Bataille d’après les cartons du peintre Jean Bandol, appelé aussi Hennequin de Bruges. Elle a été léguée par le Bon Roi René à la cathédrale d’Angers. Voir entre autres Les Tapisseries de l’Apocalypse de la cathédrale d’Angers, Paris, Albin Michel, 1941.
9 - Jean Lurçat, Tapisserie française, Paris, Bordas, 1947, p. 18-19.
10 - Claude Faux, Lurçat à haute voix, Paris, Julliard, 1962, p. 120.
11 - Pierre Vorms, Tapisseries de Jean Lurçat 1939/1957, Vercors/Pierre Vorms 1957, p. 192 : Les Tons comptés.
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Jean-Luc Blum, son assistant préféré12, nous a signalé que la gamme des roses avait été très rapidement abandonnée et que pour les tapisseries les plus anciennes, Lurçat avait utilisé d´autres numéros à savoir : rouge saumon : 20 à 24
gris chaud : 70 à 74
moutarde : Bonneyrat (nom de Fanny Bonneyrat, amie de Mme Goubely à qui elle a échangé une « horrible copie d´ancien13 » contre une tapisserie Lurçat), couleur utilisée entre 1944 et 1948 jaune moutarde : F transformé plus tard par erreur en 17 ocre : O (couleur abandonnée vers 1947)
rouge lie de vin (presque grenat) P = Périgord du nom du Dr Périgord (Limoges) couleur abandonnée vers 1947.
Jean-Luc Blum a aussi confirmé que les fonds noirs n’avaient été adoptés qu’après 1950, et que les chinés étaient appelés à Aubusson piqués14. Tous ces numéros étaient inscrits sur le carton. Pour un non-initié, le carton ne donnait aucune idée de ce que la tapisserie allait être en définitive, d’autant plus que celle-ci était tissée, en principe, à l’envers. C’est là que se trouve la part du génie de Jean Lurçat car lui avait dans sa tête la composition finale de l’œuvre qu’il avait donnée à tisser. Au départ, Lurçat a eu du mal à convaincre les « anciens » d’Aubusson qui n’étaient pas d’accord pour changer leurs habitudes car ils perdaient toute initiative. D’autre part, ceux qui transcrivaient le modèle sur un carton aux dimensions de la future tapisserie n’avaient plus de travail d’interprétation puisque Lurçat fournissait le carton à l’échelle voulue. Pourtant ceci a permis de donner un coup de fouet à la tapisserie : les délais étaient réduits, les coûts moins élevés, donc les tapisseries devenaient plus abordables et les lissiers pouvaient continuer à vivre de leur art. Cependant, Lurçat a aussi continué à envoyer aux ateliers de tissage des cartons gouachés comme nous pouvons le constater en regardant les différents lés réalisés pour les cartons du Chant du Monde, par exemple celui de la tapisserie Le Champagne (carton nº 967, Tabard 1959) qui était montré en 2016 à l’exposition « L’Éclat du Monde » au musée des Beaux Arts d’Angers.
12 - Claude Faux, Lurçat à haute voix, op. cit., p. 169 : « Celui-là, Lurçat l’aime, c’est évident. J’allais dire comme un fils. […] Jean-Luc, l’assistant, est peut-être bien ce fils que Lurçat n’avait pas eu, faillit avoir et, en fin de compte, perdit. Mais Jean-Luc, c’est aussi l’équipe. »
13 - Journal Vivre à Angers, mai 1992, p. 13.
14 - Lettres des 22 janv. 2001 et 2 janv. 2007 que Jean-Luc Blum (décédé le 10 novembre 2017 à l’âge de 89 ans) nous a adressées.
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Lurçat ne pouvait pas réaliser seul toutes les tapisseries qu’il a imaginées. Il avait aussi besoin d’une équipe très solide. Comme les très grands peintres, il a su attirer un certain nombre de jeunes artistes, français ou étrangers, qui sont venus travailler pour lui, se frottant à sa méthode de travail avant d’adopter la leur :
Le travail d’équipe, c’est une nécessité : c’est la conséquence directe des commandes de grande surface. Pour être plus clair, prenons un exemple. J’ai reçu dernièrement commande d’un ensemble de tentures murales pour la mairie d’une grande ville. Dans la première salle, il y aura une tapisserie de cent mètres carrés. Dans la seconde salle, une autre tenture d’une cinquantaine de mètres de long sur six mètres de haut… Il est évident que pour n’importe quel homme (qu’il soit jeune ou vieux), des morceaux de cet ordre-là ne peuvent s’exécuter seul. Il faut un outillage, il faut des échafaudages – j’en ai qui permettent de travailler jusqu’à dix mètres de haut – et, surtout, il faut des assistants. Je travaille donc avec des assistants. […] À mon avis, plus on a à dire et plus on a besoin d’équipe… Moi, je ne peux plus m’en passer. Je suis dans mon atelier – le grand, celui qui a quinze mètres de long sur six mètres de haut. Mes gars commencent par clouer les cartons sur le mur. Quand les cartons sont cloués, je me promène devant. C’est tout blanc et ça a les dimensions voulues. Je me promène plusieurs jours devant, pour bien me faire entrer dans les yeux, la tête, dans la chair, si j’ose dire, les dimensions réelles de la future tapisserie. Et puis, je me mets à composer15.
Après avoir seul, à l’écart de tous, bien cogité, Lurçat commençait le véritable travail de composition :
Je commence à tracer au fusain, sur le carton, les grandes lignes de la composition. Petit à petit, je mets au point et mes assistants passent derrière moi, mettent au propre, si j’ose dire. Ensuite, je réunis l’équipe. C’est pour moi une obligation. J’estime que l’équipe doit être exactement informée et je leur explique16.
Quand le carton était terminé, Lurçat l’envoyait au lissier à qui il le destinait. Devant le nombre croissant de cartons, Lurçat a été obligé d’adopter un système de numérotage et d’identification des tapisseries. Dès 1945, il en a parlé à Tabard qui lui a répondu le 17 août 1945 :
Votre idée me paraît bonne. Évidemment, il ne saurait être question de ne rien inclure d’autre dans le tissage que les indications habituelles c’est-à-dire votre signature et notre petite marque, mais je vais étudier la possibilité de mentionner les autres indications sur une étoffe qui pourrait être cousue à l’envers des panneaux17.
L’idée de bolduc ayant fait son chemin, Lurçat est obligé de donner un numéro aux cartons. Chaque atelier a donc un code différent, mais Lurçat n’a pas pensé qu’un jour, pour certaines tapisseries, ces numéros seront parfois confondus avec les numéros de matricule ou les dates.
Les premiers chefs d´ateliers de tissage travaillant pour Lurçat sont tout
15 - Claude Faux, Lurçat à haute voix, op. cit., p. 170-171.
16 - Ibidem, p. 171.
17 - Archives Tabard aux Archives départementales de la Creuse.
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d’abord François Tabard18, suivi par Mme Suzanne Goubely (née Gatien) qui, l’un et l’autre, ont sacrifié les stocks de cartons anciens paternels pour pouvoir se consacrer à l’œuvre de Lurçat. Ils se sont investis dans la voie que celui-ci leur offrait. Mais leur vie n’a pas toujours été très facile étant donné la situation économique peu brillante qui existait dans les années d’après-guerre. Dans les correspondances de Tabard ou de Goubely, que de fois l’un et l’autre demandent des tapisseries à Lurçat pour donner du travail à leurs ouvriers et ne pas licencier, ce à quoi Lurçat avait répondu à Mme Goubely en 1949 qu’il n’était pas « une poule pondeuse à discrétion », qu’il ne pouvait « pondre du carton à longueur de journée »19.
Parmi les tout premiers interprètes de Lurçat, il faut aussi citer Jane Pérathon, dont la famille avait hébergé les Lurçat lors de leur séjour à Aubusson. Elle dessinait fort bien et a tissé des tapisseries Lurçat de petites dimensions dans son atelier qui se trouvait dans son appartement. Il est fort probable que ces premières œuvres, si elles ont la signature Lurçat, ne possèdent pas la marque (le monogramme) de Jane Pérathon et encore moins de bolduc – donc il est quasiment impossible de les répertorier, comme d’ailleurs beaucoup de tapisseries de petit format tissées dans des petits ateliers.
Jansen, lui, achetait à Lurçat les cartons et les faisait tisser par Denis Dumontet, professeur à l’ENAD. Sur lesdites tapisseries figure la marque de Jansen comme si cet homme, qui tenait une galerie à Paris, était le chef d’un atelier aubussonnais.
La situation économique s’améliorant et Lurçat ayant acquis une notoriété mondiale, d’autres ateliers aubussonnais ou felletinois sont sollicités : Braquenié, Mme Gisèle Brivet, Pierre Legoueix, Camille Legoueix et sa femme Thérèse, Raymond Picaud, la famille Pinton, Anne de Quatrebarbes, Simone André, etc. D’autre part, en bon promoteur de la tapisserie, Lurçat donne des conférences en France et à l’étranger et de nombreuses expositions ont lieu. Tout ceci incite certains ateliers étrangers à lui commander un carton et à faire tisser par leurs lissiers une tapisserie Lurçat, par exemple en Allemagne, Münchener Gobelin Manufaktur (Fou de Feu, 1965) ; aux Pays-Bas, Knipscheer (Travail manuel et travail intellectuel, 1956) et l’Atelier de Haarlem (Fiction 1962/1964).
18 - Entre les deux hommes, discussions, conseils, suggestions seront échangés en toute confiance pour le grand bien de la tapisserie, et leur étroite collaboration durera jusqu’à la mort de Lurçat.
19 - Lettre non datée de Lurçat, classée en 1949 : « Chère Madame Goubely, je ne suis pas, hélas, une poule pondeuse à discrétion. Et quoique j’accepte « la commande » et pour des raisons qui ne sont pas seulement d’ordre financier, mais d’ordre tout autre et qu’il serait trop long d’expliquer ici. Je ne puis comme vous m’écrivez (« faites-moi des cartons ») pondre du carton à longueur de journée. »
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Comme les petits formats se vendaient très bien, le casino de Saint Céré20 qui voit arriver des cars entiers de touristes – donc d’acheteurs potentiels – ne pouvait satisfaire toutes les demandes :
Cet été, ils ont eu une moyenne de 500 visites par jour (cinq cents), ont été débordés, ont manqué de petites pièces. Il n’y a donc aucun doute que le manque de petites dimensions doit, automatiquement, provoquer la création de petits « ateliers satellites » qui exerceront le « ravitaillement »21.
Lurçat a alors confié ses cartons à de nombreux ateliers de taille moyenne – ou à des lissières indépendantes : Gillette Lecherbonnier (qui tisse pour lui chez les Delbos, et pour qui il se porte garant lorsque qu’elle ouvre l’atelier l´Arantèle à Saint-Céré22), Janine Dassonval qui dessine avec d’autres assistants aux Tours et qui est encore très engagée23. D’autres tisseront une ou deux tapisseries et ne seront pas retenus comme fiables aux yeux de Lurçat.
Lurçat ne se contente pas uniquement de lissiers français car il a une large vision de la tapisserie et, ses voyages aidant, il est prêt à aider tout artiste étranger qui voudrait créer un atelier de tissage et diffuser des tapisseries Lurçat avec ses propres œuvres. Ses conditions : adopter ses méthodes, exécuter un très bon tissage avec sa gamme de couleurs et avoir pour règle principale « Il sera tissé dans les ateliers qu’aide à créer J.L. un LURCAT pour 9 nationaux »24. Plusieurs ateliers sont ici à citer : l´Alfombras y Tapices Aymat/Sant Cugat del Vallès (Espagne), Caron (Liban), ou La Fondation Lurçat-George Goldstein à Nazareth (Israël), et bien d’autres. Mais, de loin, c’est la manufacture Fino, de Portalegre (Portugal), qui est la plus importante. Cet atelier éditera surtout des tapisseries destinées à l’étranger et transitant en particulier par la galerie Pauli de Lausanne :
Le Portugal me fournit des tissages impeccables en des temps records comparativement à la France (haute lisse : 55 lissiers, 3 dessinateurs) prix extrêmement intéressants – Palace Tivoli à Lisbonne 25 m – et en Suisse où il n’y a pas de douanes. Par contre le Portugal refuse toute devise pour achat d’œuvres d’art étrangères. Donc, je ne puis vendre au Portugal qu’en tissant au Portugal25.
20 - Que dirigeaient Pierre † 2013 et Andrée Delbos † 2012.
21 - Lettre de Lurçat à Mme Goubely du 27 octobre 1961.
22 - Entretien avec Mlle Lecherbonnier en août 2001.
23 - Depuis 15 ans à Montpezat-de-Quercy, Janine Dassonval réalise ses propres œuvres. D’autre part, elle a fait des démonstrations de tissage à l’atelier-musée Jean Lurçat aux Tours-Saint-Laurent et au musée Dom Robert à Sorèze (Tarn). Pour l’abbaye d’En Calcat, elle a tissé des œuvres de Dom Robert : en 2009 Jardin de Sirènes, et en 2017 Papyrus (un détail de la tapisserie Les Enfants de Lumière).
24 - Lettre de Lurçat à Mme Goubely du 15 avril 1964.
25 - Ibidem. C´est Lurçat lui-même qui a souligné « extrêmement intéressants ».
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Donc, lorsque nous avons la chance de trouver au dos d’une tapisserie un bolduc (avec le nom de l’atelier, nº de carton et nº de tapisserie), il est plus facile de l’identifier, de savoir quand et par qui elle a été réalisée. Sur les tapisseries moyennes ou très grandes, nous avons aussi la possibilité de voir quel atelier les a tissées. En effet, la marque (le monogramme) de l’atelier figure sur l’œuvre ainsi que la signature Lurçat.
Si les très grandes tapisseries de Lurçat sont exécutées à un seul exemplaire, les petites (celles qu’il nommait ses « gammes ») c’est-à dire les nombreux coqs ou chouettes ont été éditées à de très nombreux exemplaires et souvent, seul figure un « l» pour signature. En l’absence de bolduc, il est impossible de dire s’il s’agit de la 1re édition ou de la 10e édition. Il faut ici ajouter que les premières années, le nombre d’éditions n’a pas été pris en compte ; il est donc très important de signaler que c’est le carton qui date de 1947, mais pas forcément l’édition de la tapisserie que l’on possède. Exemple Le Coq et les Planches (carton de 1947, Mle 244226, Tabard 1953), ou Coq Pêcheur (carton de 1954, Tabard sans autre précision car le nº de matricule est inconnu et sa date aussi). En effet, il est évident que si la première édition est certainement tombée de métier la même année que le carton, il n’en est pas de même pour la 7e et la 10e édition.
Parfois, Lurçat a envoyé un carton sans avoir donné de nom à la tapisserie. À plusieurs reprises, Tabard a, de sa propre initiative, « baptisé » ladite œuvre – en principe, Lurçat approuvait le titre, mais pas toujours – en effet, Tabard a baptisé le carton nº 919 (1959)27 Le Fleuve Noir ; Lurçat, trouvant le titre trop triste, a choisi Le Bel Été28, mais en réalité la tapisserie a gardé son titre d’origine.
Il ne semble pas que Mme Goubely se soit aventurée à donner un nom à une tapisserie. En revanche, elle a fourni des commentaires, par exemple dans sa lettre à Lurçat du 3 août 1959, elle écrivait : « Carton 1771 n’a jamais eu de titre chez moi, le centre ressemble à Chouette de Bonne Espérance29 et sur les précédents bolducs, il n’a été fait mention que du nº du carton. Je laisse donc en blanc pour que vous lui mettiez un titre. » Et Mme Braun, la secrétaire de Lurçat à l’époque, croyant bien faire, a « baptisé » cette tapisserie La Chouette (nº 1253) alors qu’il n’y a aucune
26 - Mle = matricule
27 - Le carton de cette tapisserie (Mle nº 2994) a été réalisé à partir de quatre cartons différents.
28 - Lettre de Mme Pellotiero du 31 janvier 1963 à Mme Goubely.
29 - C’est nous qui soulignons. Il s’agit de la tapisserie Chouette de Bonne Espérance tissée par Tabard, carton nº 767 de 1952 – suite à cette confusion, le motif central de la tapisserie de Goubely est, bien sûr, confondu avec le motif central de la tapisserie de Tabard, voir repr. nº 21 dans Tapisseries de Jean Lurçat 1939/1957, op. cit.
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chouette… Pour ce carton nº 1771 nous allons donc trouver : Mle 1220 : Verdures (1953) ; Mles 1253 (1954) et 1447 (1954/1955) : La Chouette ; et Mle 1413 (1954/1955) : Lyre d’Orphée (visiblement erreur d’étiquetage).
Lorsque la première tapisserie était terminée, elle était envoyée à Lurçat (très souvent à Saint-Céré, mais aussi à la Villa Seurat) avec le carton. Lurçat examinait attentivement cette première édition, la comparait avec le carton. Si la tapisserie lui plaisait et avait des chances d’être appréciée, il modifiait le carton, quelquefois seulement la couleur de la signature comme c’est le cas pour Nadir (carton nº 1769, Goubely 1951), ou celle du fond de la tapisserie comme Printemps (carton nº 973, Tabard 1959) d’abord sur fond noir, puis ensuite sur fond chiné ; ou bien il faisait des « variantes » (modifications plus importantes) par exemple le carton nº 7129 (Pinton, 1958) L’Homme jaune30 est daté pour la 1re édition de 1957, et le bon à tirer pour les 2e et 3e éditions du 14 janvier 1958 ; ou bien il utilisait le même carton pour une autre série de tapisseries avec des couleurs différentes : Jungle bleue (carton nº 923, Tabard 1958) et Jungle verte (carton nº 923, Tabard 1959).
Quelquefois, Lurçat prenait l’envers du carton et faisait tisser une autre tapisserie comme c’est le cas pour Les Ailes bleues (carton nº 962, Tabard 1959), ou Le Vin du Monde (carton nº 1040 de 1962, Tabard 1963). Lurçat parlait alors de « cuvée ». Nous avons utilisé le terme de « version » par exemple pour les tapisseries Bouc Es La Verdad, détail de la grande tapisserie Es La Verdad (pas de nº de carton, Goubely 1942) tissées chez Goubely en 1949 (1re version) et 1952 (2e version).
Ensuite, en accompagnant le carton de nouvelles instructions écrites sur un des petits bouts de papier souvent non datés (ce qui maintenant ne facilite pas la tâche), Lurçat le renvoyait pour trois autres éditions31. Pour que la qualité d’œuvre d’art soit reconnue (ceci entraînant des exonérations de taxes), Lurçat a décidé de limiter le nombre d’éditions. Dans une lettre du 11 mars 1958, Tabard a répondu à Lurçat : « Il est bien entendu que pour le présent le chiffre 4 ne sera dépassé que sur vos ordres32. »
30 - Dont le détail de la tête figure, p. 58, dans le catalogue d’exposition Jean Lurçat, Académie des Beaux-Arts, Institut de France, Imprimerie Chirat, 2008. 31 - Il est surprenant que les allers et retours par la poste, par chemin de fer ou par transporteur qu’une tapisserie et surtout un carton, n’aient pas occasionné trop de pertes de tapisseries ou de cartons.
32 - Ce n’est cependant qu’après sa mort que la loi nº 66-10 du 6 janvier 1966 sera mise en application suite au décret 67-454 du 10 juin 1967, prenant effet le 1er janvier 1968. Cette loi stipule que les tapisseries entièrement tissées à la main sur les métiers de haute ou de basse lisse seront limitées à 8 exemplaires (y compris les exemplaires d’artiste) et que la mention 1/6, 2/6, 3/6, etc… figurera sur le bolduc.
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Là où tout se complique, c’est lorsque Lurçat envoyait le carton d’origine (modifié ou pas) sous le même titre pour tissage chez un autre lissier. Il s’ensuit que, très souvent, à la place de la date du tissage, seule la date du carton (comme nous l’avons indiqué plus haut) soit mentionnée par les musées, dans les catalogues ou maintenant lors des ventes aux enchères et, bizarrement, ces tapisseries réalisées à des époques différentes et chez des lissiers différents, portent maintenant la même date (celle du carton), ce qui est matériellement impossible. Pour illustrer nos dires, à côté des deux versions de Liberté déjà évoquées, prenons l’exemple des tapisseries La Vigne.
1) À l´exposition de Beyrouth, en 1967, une tapisserie La Vigne (2,78 x 3,32) est présentée. Elle est datée de 1947 et non de 1943. L’atelier de tissage n’est pas indiqué, mais cette œuvre qui appartenait à cette époque à M. et Mme Georges Abou Adal ressemble, d’après la reproduction du catalogue, aux deux tapisseries ci-dessous mentionnées.
2) Le musée du Vin et de la Vigne au château d’Aigle, en Suisse, possède une tapisserie La Vigne33 où l’on distingue à gauche la signature LURÇAT, précédée de Tabard et, en dessous, 1943. La tapisserie, qui fait l’objet d’une carte postale, est bien sûr datée de 1943.
Or les archives Tabard mentionnent une tapisserie terminée en octobre 1960 (carton nº 988, matricule nº 3355, 2,58 x 3,62). La petite photo, qui se trouve sur la feuille de classeur, montre bien une tapisserie identique à celle reproduite dans le catalogue de Beyrouth.
3) Parmi les œuvres, dont Mme Lurçat a fait don à l’Académie des Beaux-Arts en 2001, il existe une tapisserie La Vigne (2,85 x 3,45). Là aussi, la date 1943 figure sous la signature de Lurçat précédée de l’écusson de Picaud. Cette tapisserie, qui fait maintenant partie de la collection Fondation Lurçat, a été tissée en fait chez Picaud en 1981 (Mle nº 1490)34.
Nous nous trouvons donc ici en présence de trois tapisseries identiques La Vigne, dont le carton date de 1943, mais qui ont été tissées chez trois lissiers différents, à des dates différentes. Comme cette date de 1943, qui figurait sur le carton, a été scrupuleusement tissée sous la signature Lurçat, il faudrait alors, pour éviter toute confusion, mentionner par exemple : « carton de 1943, tapisserie Tabard 1960 » ou « carton de 1943, tapisserie Picaud 1981 ». Ceci permettrait de ne pas utiliser la photo de la tapisserie
33 - Actuellement dans les réserves du musée.
34 - 1) d´après les archives Picaud 2) Jean Lurçat : donation Simone Lurçat à l’Académie des Beaux-Arts, Académie des Beaux-Arts, Institut de France 2004, repr. p. 33 + mentionnée dans l’Index p. 76 « La Vigne, 1943, atelier Picaud-Lauer, Aubusson »; catalogue d’expositions Riga, Lodz, Angers Jean Lurçat, Académie des Beaux-Arts, Institut de France 2008, repr. p. 12 et 13 + mentionnée dans l´Index p. 40 « La Vigne, 1943, atelier Picaud-Lauer, Aubusson, 2,85 x 3,45 ».
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tissée chez Picaud en mentionnant qu´il s´agit de l’œuvre réalisée chez Tabard.
Citons d’autres exemples où, de bonne foi, on parle d’une tapisserie en donnant la reproduction d’une autre, car elles portent toutes les deux le même nom et sont identiques :
– Il sera là (carton nº 695 de 1949, Tabard 1950) et Il sera là (Picaud 1971) ;
– Terre Air Eau Feu (Goubely 1960) et Terre Air Eau Feu (Fino 1961) ; Ou, presque identiques :
– Our Land (Goubely 1946) et Our Land (Tabard 1947) ; – Le Grand Arbre (Fino 1959) et L’Arbre et L’Homme (Tabard 1961) ; – Le carton gouaché de Le Guerrier et les tapisseries Coq guerrier, Le Guerrier comme Krieger à Eppelborn (carton de 1949 – tissage Goubely) dont les têtes sont bien différentes ;
– Ou encore les deux tapisseries Où se marie la terre au ciel (Tabard 1950, et Pinton 1957), qui ont appartenu toutes les deux à Yves Montand35.
Cette confusion ne peut pas se produire si nous mentionnons bien le nº du carton existant et les différentes tapisseries LES POISSONS, ou POISSONS, éditées chez différents lissiers, peuvent être alors enregistrées de façon correcte.
Lorsque nous trouvons, dans les archives, des dates de tissage, il est facile de rétablir la réalité. Ceci est possible surtout pour les tapisseries tissées chez Tabard. En effet, grâce à Clémence Tabard, la tenue des fiches de tapisseries, qui comportent souvent une petite photo, est vraiment exemplaire et ces documents sont conservés aux Archives départementales de la Creuse. Ceci nous a permis de signaler en 2008 au service culturel de l’UNESCO que La Tour du Soleil qui, dans l’idée de Lurçat devait appartenir au cycle des tapisseries du Chant du Monde36, datait en fait de 1964, et non de 1958 comme cela était écrit dans leur documentation.
À côté des archives Tabard très bien tenues, les archives Goubely (propriété de l’abbaye d’En Calcat actuellement au musée Dom Robert/ Abbaye-école de Sorèze) ou les archives Picaud que François Picaud nous a autorisées à consulter, nous ont apporté également beaucoup d’informations
35 - La tapisserie tissée chez Tabard fait partie maintenant de la collection de la Fondation Paul-Ludwig/Jean-Lurçat d’Eppelborn (Allemagne). La tapisserie tissée chez Pinton était bien celle qui a appartenu à Montand. En 2001, Mme Catherine Allégret nous a signalé que cette œuvre leur avait été volée. Elle s’est retrouvée sur le marché de l’art (enchères à Lyon en 2013) et a été revendue ensuite par la Galerie Chevalier/Paris à un particulier canadien.
36 - Nous ignorons pourquoi elle ne figure pas parmi les tapisseries qui se trouvent à Angers.
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et nous permettent de posséder d’excellents renseignements surtout quand nous avons à notre disposition des petites photos. Malheureusement, pour beaucoup de tapisseries, faute de preuves, nous avons des difficultés à donner l’année exacte du tissage. Ceci nous amène à prendre conscience de la complexité de l’œuvre de Jean Lurçat, et comme maintenant beaucoup de tapisseries n’ont plus de bolduc, ou ont des bolducs usés et illisibles, il s’avère qu’elles reçoivent, soit par leur propriétaire, soit par les responsables des maisons d’enchères ou les galeries, des titres fantaisistes qui ne simplifient pas les recherches. Ainsi La Chanson de Paris (Tabard 1948) s’appellera Le Ménestrel ou Le Troubadour ou Le Troubadour à la Chouette ; Hommage à Neruda (Goubely 1952) deviendra Pablo Neruda ou Peace. Donc, si nous nous trouvons devant une tapisserie sans bolduc, il serait utile de le préciser : Le Ménestrel (absence de bolduc mais marque Tabard en bas à droite).
Des tapisseries qui servaient à Lurçat de « gammes » se retrouvent sur une grande : par exemple Ève, tissée chez Brivet en 1961, se retrouve sur la grande tapisserie La Poésie (Tabard 1962). D’ailleurs beaucoup de petites tapisseries représentant différents signes du Zodiaque qui existent sur La Poésie ont été tissées par différents lissiers ; ou l’inverse : d’une grande tapisserie, Lurçat a extrait tel ou tel motif : Le Vin du Monde (carton nº 1040 - Tabard 1963 - deux versions37) est tiré de Création la tapisserie qui se trouve dans la Chapelle de Chichester (carton nº 1027 - Tabard 1962) ; La Colombe de la Paix (carton nº 7196, Pinton 1965) se trouve sur la grande tapisserie L’Homme en gloire dans la paix (Tabard 1958)38 ou bien, des tapisseries qui ont eu beaucoup de succès permettent à Lurçat d’en composer une autre beaucoup plus grande.
Nous prendrons comme exemple le cas extrême de la tapisserie Caravelles (carton nº 1008, Tabard 1961).
D’après sa lettre à Lurçat, Tabard explique le 4 janvier 1962 :
Ce carton a été tissé en son entier 2 fois sous le titre Caravelles ; 4 fois sous le titre Les Ailes bleues ; un fragment 8 fois sous le titre Vol de Nuit et 4 fois sous le titre Envol ; l´autre fragment 3 fois sous le titre Crépuscule et 3 fois sous le titre Papillon blanc. La partie du carton la plus détériorée a donc été tissée 18 fois.
Bien sûr cette méthode Lurçat, qui a permis de donner du travail à de nombreux lissiers, trouve des détracteurs, par exemple Julien Coffinet qui ne voit qu’un travail industriel :
37 - Ce carton nº 1040 servira au CRAT (Angers) pour tisser en 1987 une autre tapisserie Le Vin du Monde, et aussi de modèle à l’École des Mosaïstes du Frioul pour réaliser une mosaïque du même nom en 1997.
38 - Les tapisseries La Poésie et L’Homme en gloire dans la paix appartiennent à la tenture du Chant du Monde.
ESSAI SUR L’ŒUVRE TISSÉ DE JEAN LURÇAT 207
La méthode de Jean Lurçat, contrairement à ce qui fut souvent dit, ne représentait pas un retour aux procédés des liciers du Moyen Âge. Il s’agissait en vérité d’une nouvelle étape en avant dans l’élimination de toute autonomie de l’interprète, transformé en machine quasi automatique. La méthode de Jean Lurçat, adoptée par de nombreux peintres, conduit aux techniques industrielles39.
Dans Lurçat à haute voix, Jean Lurçat parlait lui-même de sa technique, répondant en quelque sorte à Coffinet :
En ce qui concerne la tapisserie, il est absurde de parler d’industrie. Le mot industrie implique des machines et une certaine organisation économique, une certaine complexité structurale.
[…] En tout cas, la caractéristique de l’artisanat est qu’il ne peut être refait deux fois le même produit. C’est humainement impossible. Qu’il s´agisse d’un pot, d’une rampe d’escalier en fer forgé, d’une enseigne de maréchal-ferrant ou d’une tapisserie, il est impossible de recommencer deux fois la même chose.
Il en est de même dans la gravure ou la lithographie : les épreuves sont imprimées à la main. Il n’y en a jamais deux semblables. Elles ont chacune leurs nuances particulières. Ces nuances sont souvent imperceptibles, mais elles existent. Il en est de même pour la tapisserie40.
Certains penseront, en regardant l’importance de son œuvre tissé qui s’ajoute à l’œuvre peint, aux céramiques réalisées, aux bijoux imaginés à la fin de sa vie, que Jean Lurçat était un véritable bourreau de travail. Aux dires de ceux qui l’ont côtoyé, c’était un homme simple, accueillant, qui savait se faire aimer et respecter de ceux qui travaillaient sous ses directives. Seul, il n’aurait jamais pu réaliser tous les cartons qu’il a donnés à tisser. Comme précédemment mentionné, il savait utiliser les talents des uns et des autres qui sont venus passer quelques mois aux Tours pour se perfectionner, pour apprendre. Sans eux, sans les chefs d’ateliers et les nombreux lissiers au merveilleux savoir-faire qui se sont engagés à sa suite, nous ne pourrions pas admirer toutes ses tapisseries. Il faut aussi ajouter que Lurçat a su convaincre et ainsi étendre son cercle d’inconditionnels pouvant faire la promotion de ses tapisseries, et de la tapisserie en général. Sans Jeanne Bucher, Denise Majorel, Pierre et Andrée Delbos, Pierre et Alice Pauli, les Grossenbacher, Hekli, etc… comment Lurçat aurait-il pu vendre autant de tapisseries en France et à l’étranger ? Il est vrai qu’à partir des années 1950, l’époque se prêtait à l’achat d’œuvres d’art pouvant couvrir les murs nus et blancs des nouvelles constructions d’après-guerre :
Pour des artistes comme Lurçat, Gromaire et leurs émules, la tapisserie est un moyen de hausser les prestiges de la couleur à l’échelle du mur. Un mur est nu : la tapisserie l’habille ; il est froid : elle le réchauffe ; il est vide : elle le peuple ; il est hostile : elle le réconcilie ; il est borné : elle l’approfondit ; il est muet : elle le rend éloquent41.
39 - Julien Coffinet, Métamorphoses de la Tapisserie, Éditions du Tricorne, Suisse, 1977, p. 20. 40 - Claude Faux, Lurçat à haute voix, op. cit., p. 177-178.
41 - Luc Estang : Que veut la tapisserie française contemporaine ? dans Laine et Couleur, catalogue d´exposition au château de La Sarraz, Suisse, 1952.
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Qu’en est-il maintenant ? Les goûts ont changé, les sociétés doivent se plier aux nouvelles normes de sécurité, et les tapisseries rejoignent souvent les réserves, ne ressortant que pour une exposition lorsqu’on se souvient d’elles, à moins qu’elles ne retrouvent une nouvelle vie comme Éloge42
devenue Lobgesang au musée Jean Lurçat à Eppelborn.
Même si beaucoup de tapisseries sont perdues à jamais, ou difficiles à cataloguer quand on les retrouve, il faut espérer que l’œuvre de Lurçat, mise en valeur par des personnes qui s’investissent pour cet artiste, amènera les visiteurs à penser comme Claude Roy :
Devant une de ses tapisseries, il y a toujours à découvrir, longtemps à s’étonner. On peut vivre avec, s’en laisser enrouler, pénétrer, calfeutrer ou élargir, elle aura toujours comme une musique cent fois entendue et à chaque audition redécouverte, un détail à donner, une surprise à offrir, un accord encore inouï à percevoir43:
Anne Sauvonnet-Salaün
Jean Sauvonnet
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FONDÉE EN 1832
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