Tapisseries feuilles d’aristoloche - feuilles de choux
GALERIE JABERT - PARIS
Anne Philippenko-Vodé
Tapisserie feuille de choux, atelier de la Marche, milieu XVIe siècle, 300x250cm, laine et soie,
Galerie Jabert (source : collection Galerie Jabert)« Salvador Dali aurait pu en être le créateur », Dario Boccara 1
Dario Boccara, dans son ouvrage Les belles heures de la Tapisserie 2 , écrit à propos de ces tapisseries dites « feuilles de choux » : « On reste perplexe quant aux raisons qui ont motivé pareilles créations. Précurseur du surréalisme et des tapisseries de Lurçat, telle semble leur histoire « généalogique ». » 3 . Surréalistes, car ces oeuvres défient la logique et la représentation d’un décor réel et naturaliste. Une dimension magique et fantastique vient déranger l’image, et propose un univers inconnu des hommes, marqué par le règne animalier. L’audace dont ces pièces font preuve est comparée par ce même auteur à l’œuvre surprenante de Jérôme Bosch et à celle d’Arcimboldo 4 . Ce thème reste encore aujourd’hui désarmant par son exotisme. Les tapisseries dites, de manière incorrecte, « feuilles de choux », ou encore « feuilles d’aristoloche », sont des verdures aux larges feuilles d’acanthe 5 .
Cette plante méditerranéenne a inspiré de nombreux décors, et c’est elle qui donne un effet ésotérique à la tapisserie. La nature est sauvage, onirique, voire inhospitalière. Jacqueline Boccara parle encore de « forêt magique » 6 . Le spectateur est invité à entrer dans un monde inconnu, luxuriant et mystérieux.
Tapisserie feuille de choux, atelier de la Marche, milieu XVIe siècle, 300x250cm, laine et soie,
Galerie Jabert (source : collection Galerie Jabert)« Salvador Dali aurait pu en être le créateur », Dario Boccara 1
Dario Boccara, dans son ouvrage Les belles heures de la Tapisserie 2 , écrit à propos de ces tapisseries dites « feuilles de choux » : « On reste perplexe quant aux raisons qui ont motivé pareilles créations. Précurseur du surréalisme et des tapisseries de Lurçat, telle semble leur histoire « généalogique ». » 3 . Surréalistes, car ces oeuvres défient la logique et la représentation d’un décor réel et naturaliste. Une dimension magique et fantastique vient déranger l’image, et propose un univers inconnu des hommes, marqué par le règne animalier. L’audace dont ces pièces font preuve est comparée par ce même auteur à l’œuvre surprenante de Jérôme Bosch et à celle d’Arcimboldo 4 . Ce thème reste encore aujourd’hui désarmant par son exotisme. Les tapisseries dites, de manière incorrecte, « feuilles de choux », ou encore « feuilles d’aristoloche », sont des verdures aux larges feuilles d’acanthe 5 .
Cette plante méditerranéenne a inspiré de nombreux décors, et c’est elle qui donne un effet ésotérique à la tapisserie. La nature est sauvage, onirique, voire inhospitalière. Jacqueline Boccara parle encore de « forêt magique » 6 . Le spectateur est invité à entrer dans un monde inconnu, luxuriant et mystérieux.
Tapisserie feuilles de choux, atelier de la Marche, milieu du XVIe siècle, 370x270cm, laine et soie,
Galerie Jabert (source : collection Galerie Jabert)
Des animaux, seuls ou en groupes, évoluent dans ce paysage dynamique des feuilles d’acanthe. Plus rarement, on peut y retrouver des personnages. Derrière ces feuilles, un paysage urbain se déploie. Une perspective s’ouvre sur une vallée ou des montagnes, au pied desquelles se dressent un château aux hautes tours, ou autres habitations ; ou encore un fleuve qui coule paisiblement au pied de maisons de campagne 7 . La rupture entre les deux parties de l’image est due à l’absence de perspective dans le traitement des feuilles, et la profondeur du paysage urbain au-dessus de cette nature foisonnante. Mais il arrive également que les feuilles envahissent tout l’espace. Des colonnes peuvent aussi entourer la scène, comme pour donner un cadre. Les bordures sont composées de feuilles et de fleurs, et des vases se mêlent parfois à la frise. Dans ces oeuvres à « feuilles de choux », un animal peut être mis à l’honneur, comme le lion, l’oiseau ou la licorne 89 . Les tapisseries « feuilles de choux » avec des armoiries sont moins fréquentes.
Tapisserie feuilles de choux, atelier de la Marche, milieu du XVIe siècle, 370x270cm, laine et soie,
Galerie Jabert (source : collection Galerie Jabert)
Des animaux, seuls ou en groupes, évoluent dans ce paysage dynamique des feuilles d’acanthe. Plus rarement, on peut y retrouver des personnages. Derrière ces feuilles, un paysage urbain se déploie. Une perspective s’ouvre sur une vallée ou des montagnes, au pied desquelles se dressent un château aux hautes tours, ou autres habitations ; ou encore un fleuve qui coule paisiblement au pied de maisons de campagne 7 . La rupture entre les deux parties de l’image est due à l’absence de perspective dans le traitement des feuilles, et la profondeur du paysage urbain au-dessus de cette nature foisonnante. Mais il arrive également que les feuilles envahissent tout l’espace. Des colonnes peuvent aussi entourer la scène, comme pour donner un cadre. Les bordures sont composées de feuilles et de fleurs, et des vases se mêlent parfois à la frise. Dans ces oeuvres à « feuilles de choux », un animal peut être mis à l’honneur, comme le lion, l’oiseau ou la licorne 89 . Les tapisseries « feuilles de choux » avec des armoiries sont moins fréquentes.
Tapisserie feuilles de choux avec moine, atelier de la Marche, milieu XVIe siècle, 290x210cm, laine et soie,
Galerie Jabert (source : collection Galerie Jabert)
Tapisserie feuilles de choux avec moine, atelier de la Marche, milieu XVIe siècle, 290x210cm, laine et soie,
Galerie Jabert (source : collection Galerie Jabert)
Détail, Tapisserie feuilles de choux avec moine, atelier de la Marche, milieu XVIe siècle, laineet soie,
Galerie Jabert (source : collection Galerie Jabert)
Détail, Tapisserie feuilles de choux avec moine, atelier de la Marche, milieu XVIe siècle, laineet soie,
Galerie Jabert (source : collection Galerie Jabert)
Tapisserie feuilles de choux, atelier d’Enghien, vers 1530, 540x330cm, laine et soie, Château de Chenonceau (source : collection Galerie Jabert)
Tapisserie feuilles de choux, atelier d’Enghien, vers 1530, 540x330cm, laine et soie,
Château de Chenonceau (source : collection Galerie Jabert)
Les animaux sont le plus souvent imaginaires, empruntant des formes à la chèvre, à l’oiseau (paon, hirondelle, aigle, etc.), au cheval, au sanglier. Certains s’apparentent à une faune réelle, malgré quelques incohérences formelles ; d’autres sont des mélanges, comme des dragons à tête d’oiseaux ou des griffons. Les formes inventées leur donnent des capacités qu’ils n’ont pas autrement 10 , insérant une dimension merveilleuse à la représentation. Mais la présence de ces êtres quasi fantastiques n’empêche pas le développement d’une tendance naturaliste. Elle se traduit par une attention particulière portée dans la représentation des feuilles et des animaux au fur et à mesure que cette esthétique se répand.
Détail, Tapisserie feuilles de choux, atelier de la Marche, milieu XVIe siècle, laine et soie,
Galerie Jabert (source : collection Galerie Jabert)
Détail, Tapisserie feuilles de choux, atelier de la Marche, milieu XVIe siècle, laine et soie,
Galerie Jabert (source : collection Galerie Jabert)
Ces tapisseries étranges sont essentiellement décoratives et constituaient des « chambres de verdure » lorsqu’elles recouvraient une pièce entière 11 . L’atmosphère de quiétude et de paix qui se dégage des pièces était très appréciée 12 . Mais elles revêtaient probablement un sens plus symbolique 13 . L’abondance de la nature, montrant l’entente ou l’hostilité entre les êtres, peut renvoyer au Paradis 14 , ou à l’Eden perdu. L’accord des êtres fait référence à un âge d’or, tandis que la chasse, le combat et la mort 15 , montrent en sous-texte sa perte. L’absence quasi systématique de l’être humain dans cette « forêt magique » présente une image de la nature encore indomptée, sauvage. C’est un Eden où Dieu n’a pas encore mis l’Homme au milieu de la Création.
Détail, Tapisserie feuilles de choux, atelier de la Marche, milieu XVIe siècle, laine et soie,
Galerie Jabert (source : collection Galerie Jabert)
Détail, Tapisserie feuilles de choux, atelier de la Marche, milieu XVIe siècle, laine et soie,
Galerie Jabert (source : collection Galerie Jabert)
Le paysage urbain, lorsqu’il est présent, est rejeté à l’arrière, comme si une frontière séparait l’espace civilisé, maîtrisé par l’homme, et celui resté inapprivoisé. Une vie cachée de l’humain, dissimulée sous les feuilles d’acanthes, dévoile l’équilibre qui règne sans la main de la civilisation. Cette symbolique est encore plus manifeste lorsqu’une barrière vient enclore ce monde animalier 16 . Cette palissade peut également revêtir la symbolique de la Foi Chrétienne, à l’abri des dangers dans la Création divine 17 .
Les animaux eux-mêmes ont un sens métaphorique. Le basilic-coq par exemple, un être fantastique, est la représentation du diable 18 . Roi des serpents, son contact brûle ; seul le reflet de son regard peut le tuer, ce qui l’apparente à la figure mythologique de la Méduse 19 . Tout comme cette faune imaginaire a une dimension maléfique, elle peut aussi symboliser la victoire du bien. Le lion ou le paon sont des figures du Christ, de l’immortalité et de la rédemption 20 .
Les tapisseries feuilles de choux sont les premières verdures, avant celles plus classiques des XVIIe et XVIIIe siècles, mais se rangent encore dans la tradition des « mille-fleurs » 2122 . La plupart ont été tissées dans la deuxième moitié du XVIe siècle, mais cette esthétique reste prisée jusqu’au XVIIe siècle 23 . Ces feuilles de choux apparaissent d’abord dans les frises des pièces bruxelloises des années 1520, avant d’investir l’espace lui-même de la pièce. Un nouveau genre très particulier de tapisseries apparaît ainsi dans les années 1520 et 1530 24 .
Cette esthétique se répand en Flandres et en France. Plusieurs villes s’imposent, comme Enghien ou ceux dans la Marche. Audenarde, par exemple, doit sa célébrité aux « verdures » et à ces pièces, même si elle produisait aussi des oeuvres de genres différents 25 . Les grands ateliers flamands, notamment celui de Guillaume de Pannemaker, ont produit parmi les tapisseries feuilles de choux les plus luxueuses 26 .
Les lieux les plus prodigues en oeuvres sur ce thème en France sont dans la Marche, comme Felletin et Aubusson. Ces-derniers connaissaient leur premier succès, grâce au soutien des seigneurs locaux, avant qu’Aubusson s’affirme comme cité de la Tapisserie. Par exemple, à l’occasion du mariage de Renée de Chaslus d'Orcival et Guy de Montclar-Montbrun en 1586, une vaste tenture de dix pièces « feuilles de choux » a été tissée 27 , et est aujourd’hui conservée au château de La Trémolière à Anglards-de-Salers dans le Cantal. La tapisserie reproduite ci-dessous, appartenant à cette tenture, présente les caractéristiques principales des « feuilles de choux »: une nature abondante et verdoyante, des animaux réels comme fantastiques (licornes, griffon) évoluant dans un paysage luxuriant, des éléments urbains ouvrant la perspective. Des armoiries en haut de l’image confirment l’identité du premier propriétaire et commanditaire, Guy de Montclar-Montbrun.
Tapisserie feuilles de choux « Les Licornes », Aubusson, 1586, 263x460 cm, laine et soie,
château de la Trémolière, Anglards-de-Salers (source : Cité Internationale de la tapisserie d’Aubusson)
Tapisserie feuilles de choux « Les Licornes », Aubusson, 1586, 263x460 cm, laine et soie, château de la Trémolière, Anglards-de-Salers (source : Cité Internationale de la tapisserie d’Aubusson)
Comment comprendre, cerner ce qui fascine dans ces tapisseries, si modernes et surprenantes pour le XVIe siècle ? Dario Boccara définit parfaitement ce qui frappe le
spectateur dans ces oeuvres : « une élucubration mystérieuse où délire et sagesse s’entremêlent pour accomplir quelque projet d’une actualité saisissante et qui nous concerne directement, par la force contradictoire des élans qui s’y conjuguent. » 28 .
Bibliographie :
Boccara Dario, Les belles heures de la tapisserie, Zoug, 1971, p.54-55 et p. 91-108.
Boccara Jacqueline, Ames de laine et de soie, Saint-Just-en-Chaussée, 1988 p. 54 à 85.
Brosens Koenrad et alii, European Tapestries in the Art Institute of Chicago, Chicago, 2009, p.
211-221 [catalogue d’exposition].
Chevalier Dominique, Chevalier Pierre, Bertrand Pascal-François, Les Tapisseries d’Aubusson
et de Felletin, Paris, 1988, p. 24-27.
Delmarcel Guy, La Tapisserie flamande, Tielt, 1999, p.191-207.
Delmarcel Guy, Tapisseries anciennes d’Enghien, Bruxelles, 1980 [catalogue d’exposition].
Jarry Madeleine, " Ces tapisseries que l'on appelle " Aristoloches", Plaisir de France, n°411,
juillet/août 1973, p.50.
Levi Nathan, Medieval and Renaissance Tapestry in Europe : history woven in threads,
Vilnius, 2014 [catalogue d’exposition].
Salvatore Cavallo Adolfo, Medieval Tapestries in The Metropolitan Museum of Art, New-
York, 1993 [catalogue d’exposition].
Exposition :
Bruxelles
1980, Musées royaux d’Art et d’Histoire, Delmarcel Guy, Tapisseries anciennes d’Enghien.
Chicago
2009, Art Institute of Chicago, Brosens Koenrad et alii, European Tapestries in the Art Institute of Chicago.
New-York
1993, Salvatore Cavallo Adolfo, Met, Medieval Tapestries in The Metropolitan Museum of Art.
Vilnius
2014, Musée National, Palais des Grands Ducs de Lituanie, Levi Nathan, Medieval and Renaissance Tapestry in Europe : history woven in threads.
Sitographie :
Cité internationale de la tapisserie d’Aubusson : https://cite-tapisserie.fr/fr/
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1 Boccara Dario, Les belles heures de la Tapisserie, Zoug, 1971, p. 91.
2 Boccara Dario, Zoug, 1971.
3 Ibid., p. 91.
4 Ibid., p. 91.
5 Boccara Jacqueline, Saint-Just-en-Chaussée, p1988, p. 57.
6 Ibid., p.61.
7 Boccara Dario, Zoug, 1971, p. 100.
8 Boccara Jacqueline, Saint-Just-en-Chaussée, 1988., p. 60-70.
9 Chevalier Dominique, Paris, 1988, p. 26.
10 Ibid., p. 74.
11 Chevalier Dominique, Paris, 1988, p. 24
12 Ibid., p. 24.
13 Brosens Koenraad, Chicago, 2009, p.220.
14 Delmarcel Guy, Tielt, 1999, p. 194.
15 Boccara Dario, Zoug, 1971, p. 106.
16 Brosens Koenraad, Chicago, 2009, p. 221.
17 Boccara Dario, Milan, 1971, p. 54.
18 Boccara Jacqueline, Saint-Just-en-Chaussée, 1988, p. 74.
19 Ibid.p. 74.
20 Brosens Koenraad, Chicago, 2009, p.220.
21 Chevalier Dominique, Paris, 1988, p. 24.
22 Boccara Dario, Zoug, 1971, p. 91.
23 Chevalier Dominique, Paris, 1988, p. 24.
24 Ibid., p. 24.
25 Delmarcel Guy, Tielt, 1999, p. 193.
26 Chevalier Dominique, Paris, 1988, p. 24.
27 Ibid., p. 26.
28 Boccara Dario, Zoug, 1971, p. 91.
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1 Boccara Dario, Les belles heures de la Tapisserie, Zoug, 1971, p. 91.
2 Boccara Dario, Zoug, 1971.
3 Ibid., p. 91.
4 Ibid., p. 91.
5 Boccara Jacqueline, Saint-Just-en-Chaussée, p1988, p. 57.
6 Ibid., p.61.
7 Boccara Dario, Zoug, 1971, p. 100.
8 Boccara Jacqueline, Saint-Just-en-Chaussée, 1988., p. 60-70.
9 Chevalier Dominique, Paris, 1988, p. 26.
10 Ibid., p. 74.
11 Chevalier Dominique, Paris, 1988, p. 24
12 Ibid., p. 24.
13 Brosens Koenraad, Chicago, 2009, p.220.
14 Delmarcel Guy, Tielt, 1999, p. 194.
15 Boccara Dario, Zoug, 1971, p. 106.
16 Brosens Koenraad, Chicago, 2009, p. 221.
17 Boccara Dario, Milan, 1971, p. 54.
18 Boccara Jacqueline, Saint-Just-en-Chaussée, 1988, p. 74.
19 Ibid.p. 74.
20 Brosens Koenraad, Chicago, 2009, p.220.
21 Chevalier Dominique, Paris, 1988, p. 24.
22 Boccara Dario, Zoug, 1971, p. 91.
23 Chevalier Dominique, Paris, 1988, p. 24.
24 Ibid., p. 24.
25 Delmarcel Guy, Tielt, 1999, p. 193.
26 Chevalier Dominique, Paris, 1988, p. 24.
27 Ibid., p. 26.
28 Boccara Dario, Zoug, 1971, p. 91.
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