JEAN LURÇAT
L´ARTISTE AUX MULTIPLES FACETTES
De nos jours, lorsque nous évoquons Jean Lurçat (1892-1966), nous parlons la plupart du
temps de ses tapisseries. C´est ignorer que ce grand artiste était très éclectique et qu´il nous a
laissé, dans différents domaines, de nombreuses œuvres très variées.
«Avant d´être fameux comme tapissier, Lurçat fut célèbre comme peintre 1 . Mais tandis qu´on
s´arrachait les petites toiles où il évoquait des paysages désertiques et hallucinants, il rêvait
de couvrir de grandes surfaces murales. “Le tableau, disait-il, c´est un poème de poche ; la
tapisserie, c´est une fresque mobile” 2 .
Donc tout d´abord, il se consacre à la peinture et est très connu surtout aux Etats-Unis.
Pourtant cette période si prolifique est souvent passée sous silence. Heureusement, Gérard
Denizeau, a fait paraître en 1998, sous l´égide de Mme Simone Lurçat, le catalogue raisonné
de l´œuvre peint 3 , Christian Derouet a écrit un excellent article «Le peintre Jean Lurçat» dans
le livre-catalogue «Au seul bruit du soleil» 4 . D´autre part, Matthias Marx, le directeur du
musée Jean Lurçat à Eppelborn présente une large palette des diverses œuvres de Lurçat que
la Fondation Paul-Ludwig/Jean-Lurçat possède 5 .
Dès 1917, Lurçat conçoit ses premiers canevas réalisés par sa mère, puis par Marthe
Hennebert sa première épouse. Cette dernière a permis ainsi à Lurçat d´atteindre son apogée
et de penser «grandes surfaces». Bref elle a fait naître l´artiste Lurçat …. on le voit bien dans
la taille des canevas - en moyenne 6 m² - travail gigantesque pour l´époque 6 .
Plus tard pour Marie Cuttoli, il fera des essais de tapis ou tapisseries, mais ceci était loin de le
satisfaire.
Vraisemblablement en 1937, il est invité par Maingonnat, directeur de l´École des arts
décoratifs à Aubusson. En 1938, Jean Lurçat découvre avec son ami américain Catesby
Jones 7 les restes de l´immense tenture de L´Apocalypse de Nicolas Bataille 8 (14 e siècle) qui
se trouvaient à cette époque soit dans l'Ancien Évêché de la cathédrale (musée de la
tapisserie), soit à l´intérieur de la cathédrale d´Angers puisque quelques tapisseries y étaient
présentées tous les étés. 9
«La tapisserie était en train de mourir parce que, depuis le XVIIIe siècle, elle cherchait à
imiter la peinture» 10 alors Guillaume Jeanneau, administrateur des Manufactures nationales
demande à Lurçat, Gromaire et Dubreuil d´aller à Aubusson pour essayer de remédier à cette
situation. Le tissage durait longtemps et les tapisseries étaient hors de prix car les lissiers
employaient plus de 40 laines de couleurs différentes et utilisaient un point très fin. En faisant
adopter par les lissiers une gamme de couleurs restreinte et le gros point – «technique que
Marius Martin, Elie Maingonnat et d´autres n´avaient pas réussi à imposer» 11 , Lurçat est
arrivé à redonner à la tapisserie toute sa place.
D´une imagination débordante, il crée de nombreux cartons, vraisemblablement plus de 2000
qu´il fait tisser chez différents lissiers d´Aubusson, chez les grands (Braquenié, Goubely,
Picaud, Pinton, Tabard), ou les petits (Brivet, Pérathon, Simone André par ex,) et essaie aussi
de s´entourer d´ateliers de tissage étrangers dont le plus important sera Fino au Portugal. Il ne
faut pas s´étonner de trouver entre 7000 ou 8000 tapisseries – certaines, les plus demandées,
éditées à de nombreux exemplaires puisque la loi nº 66-10 (stipulant que les tapisseries de
haute ou basse lisse, entièrement tissées à la main, doivent être limitées à 8 exemplaires) ne
date en réalité que du 6 janvier 1966.
Retrouver toutes les tapisseries de Lurçat, éparpillées dans le monde entier, ressemble à une
mission impossible. Certaines sont perdues. D´autres se trouvent encore chez des particuliers
dont nous ignorons les noms, ou sont mises maintenant sur le marché car les héritiers désirent
s´en séparer.
Heureusement, partant du principe qu´«Une tapisserie c´est une fable qu´on accroche au
mur» 12 certaines œuvres de très grands formats, commandées ou achetées pour orner les
grands murs unis des nombreuses constructions d´après guerre, sont encore visibles dans des
administrations, banques, églises, hôtels, mairies, musées, parlements ou sociétés.
Donc, très préoccupé par l´avenir de la tapisserie, Lurçat s´en fait en permanence le porte-
parole, donne des conférences et expose ses œuvres en France et à l´étranger.
Denise Majorel (1918-2014) qui joue à partir de 1945 un rôle essentiel dans la diffusion
mondiale de la tapisserie, crée sur les conseils de Jean Lurçat un groupe appelé "Groupe
Denise Majorel» qui en 1947 devient "l´Association des Peintres-Cartonniers de Tapisserie"
(A.P.C.T.). Il en est le président. La Galerie La Demeure, qu´elle dirige alors, permet de faire
connaître les œuvres d´artistes célèbres (Marc Saint-Saëns, Vincent Guignebert, Jean Picart-
le-Doux, Dom Robert, etc…) et de promouvoir celles de Jean Lurçat.
Dans les années 1950, Jean Lurçat, qui séjournait en Suisse, est sollicité pour enseigner à
l´École cantonale des Beaux-Arts de Sion.
Vers 1954 pour les particuliers à petit budget, il donne à Corot des cartons pour réaliser des
panneaux imprimés tirés chacun à 300 exemplaires. Par la suite d´autres imprimeurs seront
sollicités. Certains de ces panneaux sur coton, soie ou laine, sont parfois proposés sur internet
ou lors d´enchères comme de véritables tapisseries (la confusion entre tapisseries et panneaux
imprimés montre le manque de professionnalisme de certaines personnes 13 ).
En 1961, Le Centre international de la Tapisserie Ancienne et Moderne (CITAM), créé à
l´initiative de Pierre Pauli, conservateur du Musée des arts décoratifs et de Jean Lurçat, a pour
objectif de promouvoir la créativité de la tapisserie contemporaine et d´organiser à Lausanne
les Biennales internationales de la Tapisserie. Alice et Pierre Pauli présentent dans leur
Galerie les œuvres de Lurçat et organisent de nombreuses expositions en Suisse et en
Allemagne 14 .
Cependant, son engagement pour la tapisserie n´empêche pas Jean Lurçat de continuer à
peindre et à dessiner aquarelles, gouaches, lithographies ou papier peint 15 , à écrire des
poèmes et à illustrer de nombreux livres.
Pour se détendre, il va régulièrement chez son ami Bauby de l´Atelier Sant-Vincent, près de
Perpignan et peint assiettes, vases, carreaux de céramique. Il réalise aussi d´immenses
fresques murales - nous citerons les plus importantes par ex. la Maison de la Radio à
Strasbourg en 1958 (la plus grande fresque en céramique d´Europe) 16 ; en 1961 l´entrée du
chais 17 et la façade ouest de Sant Vicens, ou en 1965 le hall d´entrée de la préfecture de
Paris dans le 4 ème arrondissement. En plus, il est l´auteur des mosaïques qui ornent la
magnifique façade de l'église Saint-Pierre-Saint-Paul de Maubeuge 18 .
Pour son ami Pierre Betz, Jean Lurçat décore en 1960 les murs du café de Paris à Souillac de
fresques représentant les 12 signes du zodiaque. 19
En 1963, pour le Domaine de Jarras à Aigues-Mortes, il fait exécuter par la céramiste Odette
Delfino, la fresque «Genèse de la vigne» 20 .
Pour compléter cette liste incomplète des œuvres de Lurçat, nous ne devons pas oublier que
Jean Lurçat a dessiné en 1959 pour Simone Lurçat des bijoux, pièces uniques réalisées par
François Hugo, puis en 1960 par la maison d´horlogerie Philippe Patek 21 .
Lurçat nous a quittés bien trop tôt. Sa mort, survenue en janvier 1966, l´empêcha de réaliser
son rêve .
«Jean Lurçat n'a pas achevé son projet. Il devait ajouter des œuvres sur :
l'architecture, la musique, la danse et la lumière, l'air et le feu, la chasse et la pêche
Cette vaste fresque de laine devait atteindre 125 m.
Sa mort, le 6 janvier 1966, étouffa les derniers chants d'amour». 22
Mais si nous regardons bien les nombreuses tapisseries qu´il nous laisse, certaines d´entre
elles contiennent déjà les motifs qu´il aurait pu utiliser pour compléter son immense tenture
LE CHANT DU MONDE. Devant cette panoplie de motifs divers, de couleurs, de
personnages ou d´animaux (surtout ses coqs), de lunes, d´étoiles et d´immenses soleils, nous
ne pouvons rester qu´admiratifs et ne jamais nous lasser de nous émerveiller devant l´œuvre
d´un aussi grand génie.
Anne SAUVONNET-SALAÜN et Jean SAUVONNET
Membres de l´Association Jean-Lurçat à Eppelborn
1 d’abord influencé par le cubisme puis par le surréalisme.
2 Claire Vervin «Il a renoué le fil», Caliban nov. 1950, p. 50
3 Gérard Denizeau et Simone Lurçat, Catalogue raisonné – L´œuvre peint de Jean Lurçat,
Acatos/Lausanne 1998
4 édité chez Silvana Editoriale 2019 à l´occasion de l´exposition aux Gobelins/Paris
5 En souvenir de son ami Paul Ludwig, l´Abbé Matthias Marx, grand admirateur de Jean Lurçat, crée la
Fondation Paul-Ludwig/Jean-Lurçat à Eppelborn (près de Sarrebruck/Allemagne) le 23 juin 1999.
Le musée Jean Lurçat est inauguré, en présence de Mme Lurçat, le 8 septembre 2002.
6 dixit Janine Dassonval, lissière qui a bien connu Jean Lurçat
7 En 1927, T. Catesby Jones (avocat new-yorkais, né en 1880 en Virginie) a acheté plusieurs œuvres de Lurçat
(dessins, peintures) à la Galerie Jeanne Bucher (boulevard Montparnasse). Avec sa femme, il rendit visite à Jean
Lurçat dans son atelier. De cette rencontre devait naître une solide amitié et lors de ses séjours en Amérique,
Lurçat était reçu chez les Catesby Jones à New-York. Catesby Jones est mort en 1946 et sa "collection Lurçat" a
été léguée au Virginia Museum qui en fit une exposition du 28 février au 4 avril 1948 (d´après documents en
anglais envoyés par Suzanne Freeman du Virginia Museum of Fine Arts à Richmond le 14 juillet 2008).
8 La tenture de l´Apocalypse a été tissée (1377-1381) à la demande de Louis 1 er (duc d´Anjou et frère de Charles
V) dans l´atelier de Nicolas Bataille d´après les cartons du peintre Jean Bandol, appelé aussi Hennequin de
Bruges. Elle a été léguée par le Bon Roi René à la cathédrale d´Angers. Voir entre autres Les Tapisseries de
l´Apocalypse de la cathédrale d´Angers, Albin Michel Éditeur, 1941.
9 Anne Sauvonnet-Salaün et Jean Sauvonnet, «Essai sur l´œuvre de Jean Lurçat…» dans les Mémoires de la
Société des Sciences naturelles, archéologiques et historiques de la Creuse, t. 64 (2018/2019), p. 195-208
10 Claire Vervin «Il a renoué le fil», Caliban nov. 1950, p. 51
11 Anne Sauvonnet-Salaün et Jean Sauvonnet, «Essai sur l´œuvre de Jean Lurçat…» p. 197
12 Antoine Jorran, mai 1972
13 par ex. : «Le Musée du Pays de Sarrebourg enrichit ses collections avec deux tapisseries de l´artiste vosgien
mondialement connu Jean Lurçat. Offertes par le centre hospitalier Saint-Nicolas, ces œuvres intitulées D´Étoile
et Fanfare étaient jusqu´à présent roulées dans un bureau de l´hôpital» peut-on lire dans le Républicain lorrain
du 04.04.2018 et voir les photos des deux panneaux imprimés D´Étoile + Fanfare.
14 Madame Alice Pauli dirige toujours la Galerie Pauli. Le CITAM a été dissous, mais la Fondation Toms/Pauli
a pris le relais
15 Auparavant, en 1921, Lurçat avait imaginé décors et costumes pour la Compagnie Pittoëff.
16 «les quatre éléments» la plus grande fresque en céramique d´Europe signée par Jean Lurçat et le céramiste
G. Gomila. Déjà en 1933, il avait réalisé une fresque pour le réfectoire du groupe scolaire Karl-Marx d´André
Lurçat à Villejuif.
17 où se trouve une galerie d´exposition – en mai 2005, nous avons pu voir quelques tapisseries de Jean Lurçat
parmi des céramiques de plusieurs artistes de la région.
18 Cette église a été construite en 1958 selon les plans d´André Lurçat (1958-1961). Les mosaïques ont été
réalisées par l´équipe de Schmidt-Chevalier, d´Aix-en-Provence.
19 En 2007, le Café est remplacé par une agence immobilière – certaines fresques ont pu être sauvées grâce à M.
Jean-Pierre Rodrigo (mari d´une petite-fille des Betz) et appartiennent maintenant au Conseil Général du Lot
(voir exposition aux Tours St Laurent – été 2007).
20 fresque réalisée en lave à la briquetterie des Clausonnes à Valbonne. Après la mort de Lurçat, Mme Lurçat a
fait exécuter deux panneaux similaires l´un pour les Tours Saint-Laurent (déposé en 2017/2018) et un pour
Angers (il se trouve dans la cour devant le Musée Jean Lurçat)
21 En 2003, Madame Lurçat a fait don au Musée des Arts décoratifs de Paris de 17 bijoux – certains sont
d´ailleurs en vitrine.
22 LURÇAT - BT n° 696 - 15.12.1969 + dans les catalogues d´expositions de Zurich et Stuttgart.
Jean LURCAT (1892-1966)
BALLADE D ́ORLÉANS
Carton 1946 - Tapisserie tissée
vraisemblablement 1947
Monogramme du licier en bas à
droite : Atelier Tabard
Lurçat aime aussi Charles d'Orléans
dont il sélectionne quatre vers
extraits de deux poèmes différents:
Les fourriers d ́esté sont venus
Pour appareiller son logis
Le temps a laissié son manteau
De vent, de froidure et de pluie
Référence : Pièce similaire à la Cité Internationale de la Tapisserie à Aubusson.
Référence : Pièce similaire à la Fondation Jean et Simone Lurçat.
1 édition – expo. Paris –Les Gobelins du 4 mai au 18 sept. 2016 :
«Au seul bruit du soleil» sous le nom de
«JARDIN, sur un texte de Charles d´Orléans» – coll. Fondation Lurçat
Livre de Jean Lurçat - Au seul bruit du soleil - P175
Identifications fournies par Madame Anne Sauvonnet-Salaün ,
Membre de l´Association Jean Lurçat à Eppelborn (Allemagne), en collaboration avec Galerie Jabert.
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