Historique
La ville de Beauvais voit s’installer des ateliers de basse lisse dès 1664 sous l’instigation de Colbert. C’est une position stratégique vers la route des Flandres et déjà un grand lieu de production du textile. Cette fondation répond à un enjeu politique et mercantiliste : Colbert veut concurrencer les ateliers flamands et produire au sein du pays les produits nécessaires pour éviter une sortie d’argent. C’est un atelier qui ne produit pas exclusivement pour le roi, contrairement aux Gobelins. Mais en réalité, le nouvel atelier survit pendant les vingtaines premières années grâce aux commandes royales qui viennent compléter les tapisseries réalisées aux Gobelins.
Les lissiers s’essaient d’abord aux verdures, tapisseries que l’on peut créer en série, sans attendre de commande, et qui partent relativement rapidement. Ce n’est qu’à la fin du XVIIe siècle que les ateliers de Beauvais commencent à illustrer des thèmes mythologiques et bibliques pour amorcer à leur tour un nouvel essor. Ce succès est assuré grâce à la contribution et aide de grands peintres qui fournissent les cartons, c’est-à-dire les modèles. Parmi eux, Jean-Baptiste Oudry, dans les années 1730 et au-delà, a profondément marqué l’histoire de la manufacture. La fin du XVIIe et tout le XVIIIe siècle voient une production importante et prestigieuse de tapisseries à Beauvais. La ville propose également des garnitures de fauteuils accordées aux tentures, pour offrir un intérieur homogène et harmonieux ; c’est un grand succès auprès de la clientèle.
La renommée immense de ces ateliers leur permet de réouvrir après la Révolution Française, qui avait pourtant porté un coup fatal à la production de tapisseries. Beauvais réalise alors en majorité des garnitures de fauteuils. En 1804, Napoléon en fait une manufacture d’Etat, mais la ville voit un progressif déclin tout au long du XIXe siècle.
Puis, les années 1920-1930 sont un nouveau coup d’éclat pour ces ateliers, grâce à la direction de Jean Ajabert qui fait produire des pièces à partir de cartons de grands peintres, comme Raoul Dufy. En 1935, l’atelier est rattaché au Mobilier National. En 1940, les bombardements détruisent la manufacture, et en 1989, des ateliers reviennent à Beauvais dans d’anciens abattoirs, tandis que d’autres restent à Paris ; aujourd’hui encore, ces ateliers parisiens s’appellent « ateliers de Beauvais », par tradition historique. Ils sont encore actifs de nos jours. Avec le Mobilier National, Beauvais réalise des tapisseries à partir de cartons d’artistes contemporains.
Les grandes œuvres de Beauvais
XVIIe siècle
Après de premières années difficiles à Beauvais et une survie grâce aux commandes royales, les verdures sérielles font place à de grandes tentures historiées. Cette nouvelle impulsion est menée par Philippe Béhagle qui prend la tête des ateliers de Beauvais. Cela montre que ce n’est pas la fabrication de verdures qui permet à un atelier de jouer dans la cour des Grands, alors que les grandes séries à sujet mythologique, plus onéreuses, assurent la renommée de la manufacture. Cela indique que les verdures font parties de pièces habituelles, qui font gagner le pain à l’atelier. Mais surtout cela affirme qu’elles n’ont pas leur lettre de noblesse contrairement aux sujets plus prestigieux, tels que les récits bibliques ou mythologiques. Cette hiérarchie entre les genres artistiques, d’abord italienne, s’impose en France dès le XVIe siècle.
Parmi les grandes œuvres réalisées au XVIIe siècle, la réédition des Actes des Apôtres d’après Raphaël sous la direction de Philippe Béhagle, est incontournable. De même, Jean-Baptiste Monnoyer (mort en 1699) s’est inspiré de Jean Bérain, dessinateur du Cabinet du Roi, pour les cartons de la tenture de Grotesques sur fond jaune, réalisée après la mort du peintre au XVIIIe siècle. D’autres pièces sont destinées à l’exportation comme Les conquêtes de Charles XI d’après Lemke pour le roi de Suède. Cela témoigne d’une renommée européenne.
La pêche miraculeuse, tenture des Actes des Apôtres, d’après les cartons du XVIe siècle de Raphaël, tissage à la fin du XVIIe siècle, Beauvais, laine et soie, 405x442cm, Cathédrale Saint Pierre de Beauvais (source : POP)
Dromadaire, tenture des Grotesques sur fond jaune, d’après les cartons du XVIIe siècle de Jean-Baptiste Monnoyer, tissage au XVIIIe siècle,
Beauvais, laine et soie, 243x433cm, Musée du Louvre, Paris (source : rmn)
XVIIIe siècle
Au XVIIIe siècle, Beauvais continue de travailler avec des peintres, comme Jacques Duplessis qui fournit de nouveaux cartons, puis Jean-Baptiste Oudry qui prend la direction des ateliers, aidé par François Boucher. Leur collaboration assure à l’atelier une renommée sans précédent et rappelle la direction de Le Brun aux Gobelins quelques années auparavant. Les ateliers picards réalisent de très nombreuses tapisseries pour des clients de toute l’Europe. Ces pièces sont souvent destinées aux cabinets diplomatiques. Ceux-ci trouvent une harmonie accrue dans les garnitures de fauteuils qui reprennent des motifs et couleurs de pièces tissées.
Les œuvres qui ont assuré la notoriété de Beauvais sont nombreuses : Fêtes italiennes, Histoire de Psychée, Tenture chinoise. Les sujets sont au goût de l’époque : dès le XVIe et le XVIIe siècle un intérêt pour l’exotisme et le lointain se réveille ; et il ne se dément pas au XVIIIe siècle. Beauvais en 1690 tisse la Première tenture chinoise, aussi appelée Histoire de l’Empereur de Chine. Ces tapisseries connaissent une prospérité qui traverse le XVIIIe siècle, et ont été plusieurs fois rééditées. Elles ont eu un grand succès comme en témoigne une nouvelle suite de chinoiseries réalisée à Aubusson. Les éléments exotiques se multiplient : pagode à trois étages, temples aux nervures dont les extrémités dentelées et épointés vers le ciel supportent des clochettes, arbre exotique chargé de fruits, tandis que les couleurs vont du rouge vif au blanc des neiges chinoises. Un nouveau type de verdure émerge, celui des jardins chinois. Les tapisseries dans cette veine sont également dites « dans le goût de Pillement » [1], même s’il y a peu de points communs avec cet artiste. [1] Ibid., p. 130
Les Astronomes, tenture de L’Histoire de l’empereur de Chine, d’après divers artistes, tissage entre 1722 et 1724, laine et soie, 339x315cm,
Musée du Louvre, Paris (source : musée du Louvre)
Les garnitures de meubles reprennent par exemples les ensembles décoratifs des Pastorales à draperies bleues d’après Huet, ou Les Jeux russiens d’après Le Prince.
Danse à deux, tenture Les Pastorales à draperies bleues, d’après les cartons de Jean-Baptiste Huet, tissage vers 1780-1790, laine et soie, 170x225cm,
Collection Galerie Jabert (source : Galerie Jabert)
Le style des ateliers de Beauvais
Les couleurs
Le style des ateliers de Beauvais change pendant les deux siècles de la fin de l’Ancien Régime. De manière générale, les couleurs utilisées par Beauvais sont plus fraiches (voir La Pêche miraculeuse, d’après Raphaël), voire presque criardes.
Les bordures
Les bordures sont également des indications de datations : elles prennent plus ou moins de place, sont traitées différemment, en fonction de l’époque.
Vers 1690, elles sont composées de grappes de raisins et de fruits, avec l’introduction de médaillons. A la fin du XVIIe siècle, il est possible de retrouver aussi des frises de fleurs, feuilles et vases sur fond clair (jaune, généralement) (voir Artémis et les nymphes, d’après Philippe Béhagle). Au début du siècle suivant, les bordures sont des frises larges avec des motifs géométriques. Elles peuvent aussi introduire des grotesques, de petits personnages comme des anges ou des dieux, accompagnés de vases, fleurs, et oiseaux (voir Le Dromadaire, d’après Jean-Baptiste Monnoyer). Ces frises se retrouvent jusque dans les années 1720. Vers 1720-1730, des bordures de camaïeu de marrons sont très appréciées : on retrouve ces frises marrons avec des coquilles Saint-Jacques, des feuilles d’acanthes, ou tout simplement des motifs géométriques. Les années 1730-40 voient des bordures florales de toutes les couleurs, en frise, assez chargées et plus larges. Vers 1780, des nouvelles bordures dans la veine rococo apparaissent : elles sont composées de guirlandes continues de fleurs qui sert de cadre à la scène, et qui la sépare du bord, traité de couleur uniforme sans décor supplémentaire (voir La Danse à deux, d’après Jean-Baptiste Huet).
Artémis et les nymphes, fin XVIIe siècle, probablement à partir d’un carton de Philippe Béhagle, laine soie or et argent, 440x340cm,
Collection Galerie Jabert (source : Galerie Jabert)
Le traitement des thèmes
Les thèmes sont traités par les ateliers de Beauvais de manière plus exotiques, plus imaginaires, même pour les sujets plus habituels, comme les verdures et les marines. Pour prendre ce dernier exemple, nous retrouvons souvent ce schéma, ce qui suggère qu’il était habituellement utilisé pour les marines : au premier plan, est représenté un bestiaire imaginaire qui réunit divers oiseaux ou animaux qui ne se côtoient pas sinon. Des arbres viennent donner une dynamique verticale à une composition marquée par des surfaces planes (berge, mer, horizon). Plus à l’arrière, un port imaginaire signale une présence humaine. Quant aux thèmes mythologiques, historiques et bibliques, les compositions sont dynamiques et puissantes. Au cours du XVIIIe siècle, un raffinement, redevable au style rococo, s’introduit dans les pièces, comme c’est le cas pour la tenture des Fêtes italiennes d’après François Boucher.
Marine, XVIIIe siècle, Beauvais, laine et soie, 305x263cm,
Collection Galerie Jabert (source : Galerie Jabert)
Le traitement de la figure humaine
Un traitement de la figure humaine est propre à Beauvais. Dès le XVIIe siècle, la représentation des vêtements privilégie la souplesse et l’abondance des plis. Les enfants ont souvent un regard sérieux, même lorsqu’ils jouent. Les tapisseries du XVIIIe siècle sont plus sophistiquées et élaborées que celles du XVIIe siècle. Comme les tapisseries sont réalisées à partir de cartons fournis par les grands artistes du moment, certaines analyses stylistiques rejoignent celles de la peinture. Ainsi, si une pièce se met dans la lignée de l’art rococo, elle date du milieu du XVIIIe siècle. C’est ce que nous voyons dans la tapisserie ci-dessous, conservée au Metropolitan Museum de New-York. Souvent, lorsqu’une série est rééditée quelques décennies plus tard, les liciers prennent la peine de remettre à la mode les costumes des personnages, les bordures et pouvent faire des modifications en fonction de l’évolution des goûts.
Italian Village Scenes, d’après un carton de François Boucher vers 1734-36, tissage vers 1762, Beauvais, laine et soie, 330x259cm,
Metropolitan Museum de New-York (source : site du musée)
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