Les Tapisseries des Chasses
Anne Philippenko-Vodé
Bref aperçu de la représentation de la chasse en art
Les Chasses désignent une représentation d’hommes poursuivant un animal dans un cadre naturel. La mise en image de la chasse, ou plus précisément, des animaux chassés, a traversé le temps. Dès la préhistoire, les hommes ont peint sur les murs des grottes les animaux dont ils se nourrissaient. C’était une manière symbolique de les attraper, ou de les attirer dans le piège. C’était alors une pratique nécessaire à la survie. Au fur et à mesure du temps, la représentation s’est recentrée étrangement sur les hommes plutôt que sur les animaux, et cela lorsque progressivement, la chasse est devenue un sport et un loisir. Car dans cette perspective, il s’agit de mettre en valeur la force physique de l’homme plutôt que de représenter l’animal dont il dépend pour survivre. Le rapport de hiérarchie s’inverse, et cette inflexion est manifeste dans l’art. La tapisserie émerge au XIVe siècle lorsque les images de chasse sont au reflet d’un univers aristocratique. Elles illustrent un monde seigneurial idéalisé, où l’homme domine la nature.
Les Chasses en tapisserie : lecture à travers les valeurs nobiliaires
La chasse est un une pratique réservée aux nobles sous l’Ancien Régime. En plus d’être un sport, c’est un loisir très prisé des cours et qui ne répond plus obligatoirement au besoin de se nourrir. C’est l’occasion pour les nobles de prouver leur bravoure, leur force et leur courage.
La chasse est considérée comme une reproduction en miniature de la guerre. Autrement dit, représenter des moments de chasse en art est une louange de la noblesse. Les tapisseries comme les autres chefs-d’œuvre représentant ce loisir sont un miroir idéalisé de la vie aristocratique. La chasse est un moment privilégié pour les aristocrates pour montrer leur contrôle de la nature, pour assurer leur prééminence sur des animaux parfois dangereux. Par exemple, la chasse au sanglier est particulièrement violente. Les commandes de Chasses sont très importantes, car c’est un moyen pour le noble de se mettre en valeur et glorifier sa grandeur. Les Chasses se retrouvent en tapisseries, comme en fresque ou en peinture et cela dès la fin du Moyen-Age.
La tapisserie montre parfaitement les projections des valeurs nobiliaires sur la chasse. Le grand format de ce support artistique est propice à un développement très important de ce thème, ce qui favorise la représentation de différents moments de la chasse. Celle-ci devient un récit quasi chevaleresque. Par exemple, il est fréquent de retrouver en tapisserie des images de Départ de chasse, qui est la première étape. La tapisserie, par son format et parce qu’elle se situe souvent au sein d’une série, permet de représenter la chasse épisode par épisode.
Départ pour la chasse, Pays-Bas, 1e quart du XVIe siècle, 253x252cm, Musée de Cluny, Paris
(source : musée du Moyen-Age)
Différents points témoignent de cette projection des valeurs nobiliaires. Tout d’abord, les grands encouragent des représentations de
Chasses
à lecture mythologique et symbolique. Ainsi, dans la tapisserie du mois de Février qui clôture la série des
Chasses de Charles Quint conservées au Louvre et qui paradoxalement n’illustre pas une scène de chasse, nous voyons une représentation allégorique et moralisatrice : en haut à droite, une inscription en latin fait l’éloge de ce loisir et identifie les personnages. Le couple royal, Modus et Ratio, sont des figures issues d’un traité de vénerie du XIVe siècle. Elles représentent la « Pratique » et la « Raison » qui doivent présider l’art de la chasse, récompense d’une vie juste et bonne selon l’inscription. Le roi et la reine sont habillés à l’antique et ils foulent aux pieds deux personnages, l’Oisiveté et la Gourmandise, sous le regard protecteur de la statue de Diane. La présence de la déesse montre comment les nobles projettent leur culture antique sur leur quotidien et sur leurs distractions.
Le mois de Février, tenture des Chasses de Charles Quint, entre 1531 et 1533, d’après un carton de Bernard Van Orley, atelier de Dermoyen, Bruxelles, 429x285cm, laine soie et or,
Musée du Louvre (source : Wikipédia)
Une vénerie parmi les autres est considérée comme plus noble, à savoir celle du cerf. Celui-ci, dès la fin du Moyen-Age, est vu comme une image du Christ. Sa grande prestance, son agilité et son noble port en font un animal des plus prestigieux. Plus encore, une légende raconte que Saint Hubert aurait vu entre les bois de la bête la grande croix du Seigneur. Ici, l’image d’une chasse au cerf en art représente symboliquement la recherche du Christ par les grands, et la bénédiction de Saint Hubert sous laquelle ils se placent pendant cette aventure. Toute cette symbolique a réservé le privilège de poursuivre cet animal au roi uniquement, c’est pourquoi les chasses au cerf sont dites aussi « chasses royales ».
Chasse royale, XVIIe siècle, Aubusson, 380x240cm, laine et soie, Collection Galerie Jabert
(source : Galerie Jabert)
La chasse à la licorne est également chargée d’une forte charge symbolique. Cet animal fantastique est capable d’assainir une source en plongeant sa corne dans les flots. La bête est connue pour une force telle que les chasseurs ne peuvent l’approcher. La licorne, être imaginaire et très prisé jusqu’au XVIIe siècle, est une figure de la chasteté, de la pureté féminine. Sa chasse est associée aux femmes vierges, et donc à l’amour courtois. En effet, elle met en fuite ses ennemis mais se laisse pacifier par une vierge, puis accepte les liens du mariage. De nombreuses séries développent ce thème, comme La Chasse à la licorne conservée au Metropolitan Museum of Art. La dimension christologique de l’animal est aussi omniprésente dans l’imaginaire médiéval. Dans ce cas, il s’agit d’une « chasse mystique ». La licorne est alors une figure christique, qui s’endort dans le sein de la Vierge avant de se réveiller, ce qui symbolise la Résurrection. La corne renvoie à la puissance salvatrice et purificatrice du Christ.
La licorne se défend, tenture Chasse à la licorne, Bruxelles ou Liège ?, entre 1495 et 1505, laine soie et fils métalliques,
Metropolitan Museum of Art, New-York (source : Wikipédia)
Chasse à la licorne, début du XVIIe siècle, Audenarde, laine et soie, 370x270cm, Collection Galerie Jabert
(source : Galerie Jabert)
Enfin, comme la chasse est une occasion pour l’homme de prouver son courage et son endurance, il est fréquent que des femmes les accompagnent. C’est une manière de prouver à sa belle son audace et sa valeur. Dans ce cas, cela rejoint les valeurs de l’amour courtois.
La représentation de la chasse répond donc entièrement à la lecture que les nobles en font, en fonction de leurs valeurs. Ainsi, il ne s’agit pas tant de représenter l’animal que de montrer l’homme qui le domine.
Une guerre en miniature : l’aventure chasseresse
La représentation des chasses en différents épisodes dans la tapisserie nous fait découvrir les codes de ce sport. Plus encore que tous les autres arts, la tapisserie nous introduit dans le vif de l’histoire grâce à sa possibilité à mettre en image de très nombreux moments.
Le meilleur exemple de tenture qui illustre les usages chasseresses est les Chasses de Charles Quint conservées au Louvre. A travers douze tapisseries, chacune pour un mois, nous découvrons comment se déroulaient les étapes d’une chasse au début du XVIe siècle.
Une première tapisserie, celle de Mars, ouvre la chasse avec la figure à cheval de l’empereur Charles Quint. La deuxième pièce montre une halte en forêt après une longue route vers le lieu propice à la chasse : on voit des chasseurs qui cuisent leurs repas, ou d’autres qui déchargent leurs mules. Puis, des serviteurs sont représentés faisant un rapport à leurs supérieurs sur leurs observations préalables du terrain de chasse, afin de traquer au mieux l’animal. Les mois d’août et septembre montrent enfin la chasse au cerf elle-même : dans la première, il est pris dans un buisson, dans la seconde, il s’est jeté à l’eau pour tenter d’échapper à ses poursuivants. Ce dernier événement est très célèbre dans les parties de vénerie. Deux tapisseries sont consacrées à la « curée », le moment où les chasseurs distribuent aux chiens leurs repas pour les féliciter de la chasse fructueuse. Enfin, cette tenture montre aussi que la poursuite du sanglier se faisait à l’automne : les mois de novembre, décembre et janvier en racontent le déroulé. Dans la première, les hommes reprennent leurs forces avant de commencer la chasse qui s’annonce dangereuse ; dans la seconde, un cavalier fougueux s’attaque à un sanglier aux crocs féroces ; dans la dernière pièce, le sanglier a été abattu et cuit à la broche, tandis qu’à l’arrière-plan des personnes présentent les sabots et la hure du sanglier à un homme de marque à cheval, comme il est d’usage.
Le mois de décembre, tenture des Chasses de Charles Quint, entre 1531 et 1533, d’après un carton de Bernard Van Orley, atelier de Dermoyen, Bruxelles, 607x445cm, laine soie et or, Musée du Louvre (source : Musée du Louvre )
Cette tenture très détaillée est un véritable enseignement sur le déroulé de la chasse, sur les étapes qui la constituent et sur la manière dont les nobles la voyaient. Ces tapisseries mettent à l’honneur l’homme en racontant la chasse comme une véritable aventure, pleine de rebondissements et de péripéties.
L’aventure chasseresse arrive à son comble, au moment à la fois critique et prestigieux de l’affrontement avec l’animal. Celui-ci, furieux, se débat et est particulièrement dangereux, mais les chasseurs s’apprêtent à l’abattre : à plusieurs, ils dirigent leurs piques sur l’animal blessé.
La chasse au sanglier, XVIIe siècle, Audenarde, laine et soie, 330x310cm, Collection Galerie Jabert
(source : Galerie Jabert)
D’autres tentures de Chasses ont été faites selon le même modèle des Chasses de Charles Quint, comme un long déroulé présenté comme une épopée guerrière, ce qui montre le succès de ce thème. Tel est le cas par exemple des Chasses de Louis XV, selon les cartons de Jean-Baptiste Oudry.
Les Chasses et la représentation de la nature
Mais en plus d’exalter l’homme, les Chasses ont encouragé la représentation de plus en plus précise de la nature. Au fur et à mesure, ces images gagnent en cohérence : les chasses de sanglier se situent dans un paysage automnal, tandis que le respect des saisons devient visible en tapisserie. La nature est certes développée par les Chasses, mais elle gagne en précision également grâce aux verdures dont le genre pictural est assez proche ; elles peuvent parfois se confondre.
Les tapisseries de
Chasses montrent l’importance progressive du paysage, et favorise un art animalier qui prend aussi de l’assurance. Elles sont marquées par la zoologie de ce temps. Cet art s’affirme plus encore en Lombardie : au début du XVIe siècle, un centre important s’est constitué dans cette région de l’Italie et fournissaient de nombreux dessins d’animaux dans diverses postures à d’autres centres artistiques, dont les ateliers flamands. Ces modèles furent très utilisés pendant plusieurs siècles. Les images sont aussi redevables aux études sur la structure anatomique des animaux que de grands artistes ont faits, comme Léonard de Vinci ou Dürer, ou encore aux études de zoologie faites au milieu du siècle. Mais au XVIe siècle, cela manque encore de cohérence : les animaux sont souvent imaginaires ou exotiques, évoluant dans un paysage qui ne leur est pas naturel. Par exemple, on peut retrouver des tigres ou des dromadaires, alors qu’ils ne vivent pas en Europe. Leurs présences témoignent de l’intérêt pour la faune de pays lointains, dans un XVIe siècle qui a vu ses horizons s’élargir. Cet attrait pour des bêtes puissantes s’est développé dès le Moyen-Age, car certains princes entretenaient des animaux peu connus en Europe pour rehausser leur faste et divertir la cour. Ces êtres venus de pays lointains renvoient à la fois à ces ménageries princières comme à un manque de cohérence dans la représentation de ces animaux dans un tel paysage. La tapisserie ci-dessous répond à tous ces critères et relègue même le chasseur à l’arrière-plan : l’accent est surtout mis sur la représentation d’une animalerie fantastique.
Chasse aux animaux fantastiques, fin du XVIe siècle, Audenarde, laine et soie, 495x330cm, Collection Galerie Jabert
(source : Galerie Jabert)
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1 Ibid., p. 243
2 Ibid., p. 249. De nombreux traités de zoologie furent publiés dans la deuxième moitié du XVIe siècle. Ils présentaient des images accompagnées d’explications. Les illustrations eurent tant de succès qu’elles pouvaient être publiées dans un ouvrage à part, formant ainsi des sortes d’atlas zoologiques.
3 Ibid., p. 271.
La représentation de la nature dans les tapisseries de Chasses reste cependant tributaire de style et de codes de représentation propre à une époque et propre à un atelier. Par exemple, aux XVIIe et XVIIIe siècles, les tapisseries d’Aubusson reproduisent d’une pièce tissée à l’autre ce schéma naturel : des frondaisons sombres au premier plan accentuent le contraste avec une perspective claire qui s’ouvre à l’arrière de l’œuvre. L’horizon peut être marqué de montagnes, de constructions humaines, souvent baignées de lumière. Cette différence de tonalité entre les plans donne aux tapisseries une grande profondeur. Le paysage des Chasses gagne en unité mais correspond à des critères normés de mise en image.
Retour de chasse, XVIIIe siècle, Lille, Flandres, 326x300cm, Collection Galerie Jabert (source : Galerie Jabert)
Les tapisseries des Chasses répondent à différentes attentes : intérêt pour l’animal, exotique ou pas, que l’on veut mettre en avant, ou autrement louer l’homme courageux qui domine la nature. Le goût des nobles pour ce genre artistique a encouragé une production massive de Chasses. Comme ce sont les aristocrates qui sont le plus susceptibles d’acheter ces pièces, les ateliers savaient qu’ils pouvaient en tisser en avance et que le noble serait attiré par elle. Cela explique que beaucoup de tapisseries de Chasses soient faites selon le même modèle.
Toutefois, elles ont permis aussi le développement d’une représentation précise de la nature et des animaux. Le grand nombre de Chasses trahissent à la fois les valeurs chères de la classe dominante nobiliaire, une attention portée à la faune et la flore, et un attrait particulier pour ces pièces.
[1] Ibid., p. 243
[1] Ibid., p. 249. De nombreux traités de zoologie furent publiés dans la deuxième moitié du XVIe siècle. Ils présentaient des images accompagnées d’explications. Les illustrations eurent tant de succès qu’elles pouvaient être publiées dans un ouvrage à part, formant ainsi des sortes d’atlas zoologiques.
[1] Ibid., p. 271.
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